L'R de la bulle verte


1


C'était le dernier jour de soleil avant longtemps, et elle ne le savait pas. Elle était venue dans la ville haute, les beaux quartiers, pour acheter des cadeaux pour sa famille: les fêtes approchaient. Elle sortait d'une boutique, regardait prudemment à droite avant de traverser et vit que la ville basse était noyée dans un lumineux brouillard vert.


À des années de là, à chaque fois que le soleil illumine le brouillard, tous les événements de ce qu'on appelle maintenant l'ère de la bulle verte lui reviennent en mémoire. Mais ce matin, sur son vélo, en route vers son travail, c'est avec nostalgie qu'elle évoque cette époque. Elle passe son doigt sur le renflement de la peau fine de son avant bras, là où la puce est implantée et elle frisonne. Heureusement, l'intruse ne sait pas capter les émotions, ni les pensées. Elle repose le pied sur la pédale, le mouvement remonte un peu la jambe de son pantalon, découvrant sa cheville, et la vue du bracelet électronique lui arrache un soupir de désespoir. C'est aux cris de "plus jamais ça" qu'on avait réussi à imposer toutes ces mesures sécuritaires à la population sans que personne ne se révolte. Ce matin c'est ce "plus jamais ça" que Martha se prend à regretter.


La ville était bâtie dans une cuvette. Au fond, là où le soleil n'arrivait que rarement, étaient les quartiers laborieux: usines, commerces de proximité, administrations, écoles publiques. Sur le versant nord, vivaient les pauvres et en face, au sud, les riches. La cuvette était ouverte vers l'est et vers l'ouest, suivant le cours du fleuve. Martha s'arrêta au milieu de la rue et contempla ce brouillard étrange qui progressait à toute vitesse. À mesure qu'il avançait, la rumeur de la ville se taisait et faisait place à un oppressant silence. Aucune sirène n'annonça l'apocalypse: la fumée toxique tuait instantanément tout ce qu'elle touchait, ne crièrent que ceux qui, à la lisière de la bulle toxique, virent les passants tomber près d'eux. Toute vie fut anéantie dans la ville basse. Les collines nord et sud furent coupées du monde sans communication possible entre elles. Un cordon de sécurité isola la ville et ses abords immédiats. Deux groupes humains se retrouvèrent brusquement livrés à eux même: le haut quartier sud avec ses riches, ses beaux immeubles et les badauds et employés qui avaient été coupés de leur lieu de vie par le nuage; et le haut quartier nord en face, où se trouvaient parqués les pauvres.


Le riche quartier où Martha était coincée organisa dans l'urgence des abris provisoires dans les gymnases, les salles des fêtes. De bonnes âmes portèrent de quoi nourrir les "réfugiés". Mais très vite une partie de cette population bourgeoise eut peur de ces pauvres qu'ils étaient obligés de côtoyer maintenant au quotidien, ils instituèrent une milice privée. La chasse au pauvre était ouverte.




2


Pour Martha commença une vie d'errance où elle passait son temps à fuir la milice tout en essayant d'assurer sa subsistance. Elle avait rencontré deux autres femmes: Jeanne et Yousra. Elles pensaient qu'à trois elles seraient moins vulnérables. La nuit elles se relayaient pour surveiller les environs de leur cachette. Le jour elles cherchaient dans les poubelles de quoi manger. Une fois, n'y tenant plus, Jeanne entra dans un restaurant au prétexte de demander un renseignement, et attrapa au passage un demi avocat sur une table non desservie. Elle ressortait tout heureuse de partager son butin quand elles virent un serveur du restaurant se diriger vers elles. Elles prirent la fuite, mais le serveur fut plus rapide que Martha. Elle voyait déjà les miliciens la pousser dans un chariot de supermarché en haut de la grand-rue en pente, vers l'air mortel de la bulle verte. Le serveur eut du mal à la calmer pour pouvoir lui donner une poche pleine de restes qu'il aurait jetés.


-Je suis des vôtres, dit Lounis à Martha, j'habitais la ville basse, j'ai de la chance, j'ai un travail qui justifie ma présence dans le quartier, j'échappe ainsi aux miliciens et j'ai le droit de loger au gymnase, mais je vous comprends. Tiens, prends de quoi manger, tes copines et toi, et si tu veux, je connais quelqu'un qui trouve des abris surs aux réfugiés, repassez demain après mon service, je vous le présenterai.


Lounis n'avait pas menti. Le lendemain soir les trois filles furent guidées dans un dédale de couloirs et garages souterrains. Leur périple finit dans les galeries d'aérations du sous-sol d'un immeuble. Une dernière grille tomba et leur guide leur présenta, tout fier, l'abri. C'était une pièce ronde, au plafond comme une coupole. Au premier regard Yousra crut que l'abri était à ciel ouvert, mais c'étaient les néons du parking au dessus de leurs têtes qui éclairaient le "ciel" en plastique opaque de leur paradis d'une lueur de nuit hivernale. Avant de les laisser, le guide les avait prévenu qu'il enverrait d'autres réfugiés pour leur "tenir compagnie". Au bout de quatre jours, treize personnes se serraient dans les vingts mètres carrés du local technique désaffecté. Martha et les plus agiles sortaient pour l'approvisionnement, trop souvent sans succès. La faim devenait le problème numéro un.


Un jour Lounis envoya un message à Martha: son employeur avait besoin de quelqu'un pour la plonge immédiatement, et était prêt à puiser dans le stock de clandestins. Le quartier riche s'était vite heurté à des difficultés pratiques, d'un coté les possédants, parfois même coupés de leurs possessions, les entreprises dans la ville basse ou sur la colline nord; d'un autre coté les pauvres, morts ou inaccessibles sur la colline d'en face. Après avoir été pourchassés, les réfugiés furent très convoités, surtout pour leur docilité de désespérés, car au moindre faux-pas, une dénonciation, et c'était le voyage en chariot...


C'est ainsi que Martha prit le job. Chaque soir elle quittait le restaurant avec pour rémunération une poche de restes qui permettaient de nourrir treize personnes. Son statut lui permettait maintenant un hébergement à l'air libre, mais elle ne voulait pas laisser tomber la petite communauté qui se terrait chaleureusement sous le parking. Pendant longtemps les sorties et entrées dans leur abri avaient été très compliquées. Il fallait chaque fois refaire le trajet effectué la première fois avec leur guide, passer dans les gaines d'aérations, guetter le moment où personne ne circulait dans le parking. Un événement qui mit leur sécurité en danger apporta tout de même une amélioration pour ceux qui sortaient quotidiennement de la cachette. Un jour, un résident de l'immeuble se trompa de porte et pénétra dans le réduit pensant y trouver le local à poubelle, l'agence immobilière avait du lui en donner la clé par erreur. Il fut évidemment épouvanté par la vision de ce groupe humain cloîtré dans ces conditions et claqua la porte vivement, en oubliant de la refermer. Les reclus attendirent dans l'angoisse d'être arrêtés. Des discussions vives éclatèrent. Partir? Mais pour aller où? Chercher un autre abri? Risquer à nouveau la rue et ses miliciens? Certains préférèrent l'insécurité à l'enfermement angoissé, puis revinrent quand ils estimèrent le danger passé. La porte ouverte épargnait désormais une demi heure de reptation aux habitants du local technique, et l'on ne revit jamais le résident étourdi et ses poubelles.




3


La complicité grandissait entre Martha et Lounis, bien qu'aucun des deux n'en laissa rien paraître. En ces temps chaotiques, tournés vers la survie, pouvait-on encore rêver d'aimer? Un soir, il lui tendit la poche contenant les restes, sur le dessus il avait ajouté une douzaine d'oeufs. Il mit ses mains sur celles de Martha qui tenait le sac et dit: je sais, y'en a que douze et vous êtes treize, et comme je sais aussi que c'est toi qui te priveras, ça ne nourrit pas, mais voilà pour toi... et il posa un baiser sur ses lèvres, qu'elle ne refusa pas. Leur relation fut à l'image de cette première "déclaration", sans mot, faite d'activité partagée et de gestes tendres une fois le service terminé, mais jamais un observateur extérieur ne put rien soupçonner. Ils se mettaient ainsi à l'abri des pressions et chantages en tout genre qui était devenus le sport local.


Si le travail faisait la richesse de ceux qui l'effectuent, cela se saurait! Les masses laborieuses seraient riches et auraient le pouvoir sur les possédants. Les administrations, situées dans la ville basse, avaient perdus leurs locaux, leurs archives et surtout leurs employés. Une organisation mafieuse de la société put, tout naturellement se mettre en place. Les riches, ne pouvant plus exploiter ceux qui travaillaient pour eux, afin de conserver une source de revenus, s'étaient reconvertis dans les trafics de toutes sortes. Patrons-voyous passèrent sans état d'âme de l'exploitation humaine et du trafic financier à la crapulerie mafieuse. Ils envoyaient leurs hommes de mains, grassement rémunérés, racketter tout ce qui ne s'était pas écroulé.


C'est un de ces bandits qui débarqua un soir au restaurant. Armé il menaçait de tout faire bruler si une somme, colossale, n'était pas versée. Il s'amusait à terroriser tout le monde, renversait le mobilier, frappait à l'aveuglette les employés regroupés, jusqu'à ce que son regard s'arrête sur Martha. Il l'attrapa par le bras et l'entraîna dehors...


Depuis lors, le restau n'eut plus jamais d'ennuis. Régulièrement Martha partait remplir des "formalités administratives" et dans les jours qui suivaient, le gérant recevait l'imprimé lui permettant d'exercer, dûment tamponné. Le lieu était sauvé, les employés gardaient leur emploi, et Martha continuait à nourrir ses douze compagnons.


La vie s'organisait, Martha assurait l'intendance, Yousra s'occupait des réseaux sous-terrains qui passant par les égouts et les conduites de gaz, reliaient maintenant les deux collines, Jeanne s'était spécialisée dans l'information. Faute de médias, des journaux muraux artisanaux tapissaient les murs de la ville pour diffuser les nouvelles et les idées. Confection, à la main, des affiches, collages nocturnes, occupaient Jeanne à plein temps. Les deux groupes humains, abandonnés du reste du monde recréaient une société, avec des règles adaptées à leur réalité.



4


Sur le versant sud, ceux qui avaient l'argent avaient repris les rênes du pouvoir et de la morale. Une société basée sur la loi du plus fort avait émergée. Sur le versant nord, les pauvres s'étaient retrouvés entre eux et privés de donneurs d'ordres. Après une période de flottement, une société solidaire s'était mise en place. Tout fonctionnait par cartes, l'approvisionnement aussi bien que le travail. Une carte de travail donnait "droit" à une tache et à la rémunération correspondante. Plus aucun argent ne circulait dans la ville-nord. Les meneurs, issus du militantisme le plus acharné, avaient réussi à bâtir à partir du chaos, et sans les échanges entre le nord et le sud, orchestrés par des rebelles tels que Yousra, la ville sud, avec ses spéculations mafieuses serait vite morte de faim! Les billets n'ont jamais nourris personne! Mais lorsqu' armés de masques et de combinaisons anti-radiations, les autorités du pays osèrent s'approcher des deux communautés de pestiférés, et reprirent les choses en main, on imagine sans peine lesquels eurent l'avantage.


On ne sut jamais ce qui avait provoqué le nuage. Bien sur il émanait de l'usine chimique, mais quels étaient ses composants, et quel détonateur avait pu créer une telle catastrophe? L'hypothèse de l'attentat terroriste fut donc la plus simple à retenir. Et cette menace de l'extérieur permit de justifier toutes les mesures sécuritaires qui suivirent, mesures qui du même coup portaient un coup d'arrêt à l'utopie solidaire des pauvres de la ville nord.


Ce matin, ne parvenant pas à oublier le bracelet électronique à sa cheville, Martha se demande si c'est l'œuvre du temps qui en effaçant les souvenirs douloureux recompose un passé plus beau qu'il ne fut, ou si cette utopie parfois violente qui avait résulté du chaos était réellement préférable à l'asepsie hypersécurisée qui avait tué toute liberté.




5


Tout est contrôlé, planifié. Aucun déplacement humain n'échappe aux satellites et chacun reçoit, en même temps que l'ordre de se rendre au travail, l'itinéraire à suivre. Les trajets sont classés, selon leur distances, le citoyen doit utiliser ses pieds, son vélo ou la navette de ramassage. Aucun véhicule individuel ne peut ainsi servir de bélier ou de voiture piégée pour un attentat. La moitié de la population est employée à surveiller l'autre, ce qui a grandement servi à résorber le chômage. Les plus virulents ont essayé de se regrouper pour s'opposer. Le gouvernement a très rapidement trouvé la parade: dès que deux personnes non autorisées restent plus de quelques secondes dans le même périmètre, leur bracelet leur envoie à chacune une décharge. Les militants ont bien sur été paramétrés pour ne pas pouvoir se rencontrer. Internet ne sert plus qu'à envoyer des convocations et à contrôler la population.


Martha espère que jamais ils n'auront accès aux pensées, se souvenir et rêver, chacun dans sa bulle, est l'ultime liberté qui nous sépare de la bête sauvage. Le brouillard se dissipe, elle quitte doucement le passé et soudain pédale avec entrain pour s'approcher au plus vite de la porte d'un magasin désaffecté. Oui, c'est bien ça, elle ne rêve pas, là en bas, il reste le coin d'une affiche, collée par quelque acharné qui n'aura pas non plus renoncé à la liberté, et que les nettoyeurs du pouvoir ont mal décollée. Par chance, cette porte se trouve sur le trajet imposé pour se rendre à son travail, elle pourra passer devant chaque matin.


Le soir, en rentrant, un message l'attend: une nouvelle affectation et donc, un nouvel itinéraire...


23 février 2010.