Les scolopendres

Sur la place du village inondée du premier soleil de l'année, les petites tables rondes du bistrots sont installées.
Autour de l'une d'elles un groupe bruyant encourage deux jeunes hommes dans leur partie de bras de fer. L'un d'eux porte enroulé autour du poignet, tatoué très finement, le dessin d'une scolopendre aux feuilles dentelées. C'est un assisté, un vaurien, un râté. Du moins c'est ce qu'en disent ses bien-pensant voisins, et ce que son allure démontre avec ses deux dents en moins. Ce n'est pas qu'il soit rétif au travail, mais tant qu' il se débrouille il refuse d'entrer dans la bataille.

Un peu plus loin, un
homme, la soixantaine, semble absorbé par ses pensées et son marc de café, malgré la présence d'une amie à sa table. Au bout d'un long silence, il lui lance:
- Tu vois le garçon là bas, avec le tatouage au poignet ?
C'est mon fils, il ne nous a pas encore vu. Quand je le vois comme ça, je me revois, moi aussi, à trente ans de là. Je suis inquiet comme s'il était encore petit.
-Mais que pensais tu de toi-même à son âge? Nous nous sommes nés avec le chômage, cette crise est notre norme, et si nous refusons de battre notre voisin pour conquérir notre place sur le marché, c'est notre résistance, notre révolution. Comme vous lorsque vous partiez sur les routes ou lanciez des pavés, nous aussi voulons prouver que nous sommes capables de vivre nos vies, avec nos réalités, nous aussi avons nos batailles à gagner!

Un cri de victoire l'interrompt.
Le jeune homme a gagné la partie, se lève et voit son père assis.
-Tiens bonjour, t'étais là? Je t'avais pas vu!! Alors tu m'as vu gagner?

Avec un regard de défi il retrousse ses manches. Tout autour de son bras droit s'enroule un très long scolopendre carnivore et vorace.
-Tu tentes une partie contre moi?

 

 16-17 février 2008,

avec l'aide de Caillou.

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